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24/11/2025
La décarbonation : à quel prix ?
A la veille de la tenue à Belém de la Conférence des parties, la COP 30 du 10 au 20 novembre 2025, le Conseil européen est parvenu à un accord sur la cible climatique à l’horizon 2020, soit une réduction de 90 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) par rapport à la référence de 1990. Tandis que le Parlement européen s’est aligné sur cette cible, l’Union a eu plus de difficultés à définir sa position à la COP 30. Finalement la contribution européenne de réduction des GES à 2030 a été fixée dans une fourchette de 66,25 % à 72,5 %. Au-delà de la détermination des objectifs européen 2035, 2040, pour atteindre la neutralité carbone, c’est le chemin pour y parvenir qui reste problématique : la décarbonation, mais à quel prix ?
La feuille de route de l’UE
En juillet 2021, dans le cadre du paquet « Fit for 55 », ajustement à l’objectif de réduction de 55 % à l’horizon 2030, la Commission a formulé 12 propositions parmi lesquelles la très controversée fin des ventes des voitures à moteur thermique, mais aussi des dispositions pour compléter le Système communautaire d’échange des quotas d’émissions plus connu sous l’acronyme ETS (emissions trading system) lancé en 2005 selon le principe pollueur-payeur. Il s’agit pour les secteurs considérés comme les plus émetteurs de se conformer à des plafonds d’émissions soumis à des réductions annuelles. Les plafonds sont exprimés en allocations d’émissions, en utilisant l’unité de la tonne de CO2 équivalent. Les entreprises soumises au système doivent réduire progressivement leurs émissions en opérant sur le marché des ETS alimenté par des adjudications de titres, et dont une partie est octroyé gratuitement. Fit for 55 a acté le principe d’une réduction progressive de la distribution des quotas gratuits jusqu’à les faire disparaitre en 2035, avec en contre partie la mise en place d’un « mécanisme d’ajustement carbone aux frontières », le MACF, pour protéger les entreprises européennes vis-à-vis des importations en provenance de pays où les contraintes de décarbonation sont moindres ou absentes. Définitivement adopté en mai 2023, le MACF s’applique à partir de 2026 à 5 secteurs (ciment, aluminium, fer et acier, engrais et électricité) avec un déploiement progressif à tous les secteurs d’ici 2035. Avant d’opérer les prélèvements aux frontières, une période d’expérimentation jusqu’en 2025 a été prévue pour collecter des données et préparer la mise en œuvre effective. Le secteur européen des engrais est exposé au commerce extérieur puisque 29 % de la consommation est importée, 21 % de la production est exportée, de sorte que le MACF devrait le protéger des importations plus carbonées, mais restera pénalisant pour les exportations, comme c’est le cas général des applications des clauses « miroir ». Mais c’est l’agriculture qui va devoir payer le prix fort du MACF pour les engrais.
L’agriculture européenne prise au piège
Depuis l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, largement importatrice de gaz et d’engrais russes, le marché de l’Union européenne connait une forte tension des prix des engrais azotés. Comme l’indique le bulletin de novembre 2025 de « l’AMIS market monitor », l’index du coût moyen de la fertilisation azotée pour le blé en France en octobre dernier est supérieur de 79 % à la référence 2019, et de 40 % supérieur à celle d’octobre 2024. Simultanément, la baisse des prix mondiaux des céréales a conduit à une forte augmentation du ratio des prix engrais/blé, soit +65 % par rapport à la référence 2019. Dès lors on comprend que tout ajustement carbone aux frontières des engrais importés promet d’être un facteur supplémentaire de dégradation des marges brutes des grandes cultures dans l’Union européenne, et leur perte de compétitivité sur les marchés mondiaux. Déjà démontrée dans un article du Déméter 2023 pour différents niveaux de prélèvement, ou relevée dans analyse récente du Centre d’étude et de prospective (CEP) du ministère de l’Agriculture, cette dégradation conduirait selon le CEP à un repli des exportations européennes tous produits confondus (agricoles et non-agricoles) de -8,6 % pour les produits intermédiaires et -6,0 % pour les produits finis d’ici 2040, et présenterait un facteur supplémentaire d’inflation alimentaire. Quoique la stratégie « Farm to fork » qui prônait une réduction de 20 % de l’utilisation des engrais ne soit plus à l’ordre du jour de la Commission Ursula von der Leyen II, il est plausible d’envisager que l’élasticité de la demande d’engrais par rapport au prix conduise à une baisse de la demande au détriment de la productivité agricole. Est-ce pour parer à cette situation que la Commission envisage d’assouplir la législation RENURE (REcovered Nitrogen from manURE), c’est-à-dire celle concernant l’utilisation de fumiers restreinte par la Directive nitrates. La possibilité d’épandre annuellement 250 unités azote par hectare contre 170 actuellement devrait être décidée au premier semestre 2026. Dans le même ordre d’idée, il faut mentionner l’initiative de la DG Clima de créer dans l’avenir un ETS agricole pour apporter une compensation financière à la décarbonation qui pour l’instant ne serait pas opérationnelle du fait d’une valorisation insuffisante de la tonne de CO2équivalent (78,54€/T début novembre 2025) qui devrait être durablement supérieure à 100€/T.
Cependant ces différentes éventualités, comme la modification des itinéraires techniques d’adaptation ne correspondent pas à la temporalité de l’application du MACF au 1er janvier 2026. Chiffré à une augmentation de charges de 20€/ha par Quentin Mathieu, l’impact économique suscite les réactions vives du COPA-COGECA à Bruxelles, de la FNSEA en France, ou de parlementaires européens, mais dans l’immédiat, aucune mesure de compensation pas plus qu’un report de la mise en œuvre du MACF engrais ne semblent envisagés à Bruxelles.
Les effets pervers de la vertu
A partir d’une initiative louable de lutte contre le changement climatique, l’agriculture est victime des incohérences d’une application restreinte du MACF à quelques secteurs alors qu’il aurait fallu être en mesure de déployer ce dispositif simultanément à tous les secteurs pour éviter les dommages collatéraux. En effet, les productions agricoles européennes ne sont actuellement pas protégées de la concurrence des importations qui ne sont pas soumises aux même contraintes. En se voulant exemplaire, l’Union européenne s’est exposé à en faire payer le prix aux entreprises agricoles, faute d’avoir anticipé les effets pervers d’un comportement vertueux.