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Points de vue

Temps de lecture : 5 min

27/01/2023

Néonicotinoïdes : la France – seule – prise au piège

La décision de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 19 janvier dernier[1] a fait l’effet d’une déflagration auprès de l’ensemble des acteurs de la filière betteravière française, mais également auprès du Gouvernement qui s’apprêtait à déroger, pour la troisième et dernière campagne, à l’interdiction d’utilisation des produits contenant des substances actives de la famille des néonicotinoïdes.

Cette possibilité de dérogation résulte, on s’en souvient, de la loi du 14 décembre 2020[1]. L’usage des insecticides néonicotinoïdes avait alors été ré-autorisé mais uniquement pour les cultures de betteraves sucrières, suite aux pertes de récolte du fait du virus de la jaunisse transmis par des pucerons (la baisse moyenne de rendement avait alors été de 30 %). Cette dérogation avait été prise sur le fondement de l’article 53 du règlement communautaire du 21 octobre 2009, concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques.

Mais pour qu’il y ait dérogation, il a fallu une interdiction. Celle-ci résulte de la loi du 8 août 2016 qui a interdit l’utilisation de produits phytopharmaceutiques contenant une ou des substances actives de la famille des néonicotinoïdes et de semences traitées avec ces produits à compter du 1er septembre 2018[2] (avec une possibilité de dérogations jusqu’en 2020).

Or, cette législation française procédait alors et procède toujours d’une surtransposition du droit communautaire, puisque l’interdiction de ces insecticides n’est intervenue au niveau européen qu’en 2018 et n’a pas concerné la totalité de cette famille, contrairement au droit français. En effet l’un de ces insecticides – l’acétamipride – continue à être utilisé chez nos voisins européens producteurs de betterave et son homologation a été récemment prolongée jusqu’à 2033.

On pourrait objecter que la France a accordé une dérogation à ses producteurs portant sur une substance destinée à l’enrobage de semences, jugée moins nocive pour l’environnement que la pulvérisation. Usage, qui plus est, limité dans le temps, encadré par de nombreuses obligations de pratiques et s’intégrant dans la recherche d’alternatives que l’on espérait trouver dans le délai de 3 ans… d’où la durée de la dérogation !

 

Mais voilà, la décision de la CJUE du 19 janvier 2023 a sifflé la fin du match à l’occasion d’un contentieux qui s’est noué en Belgique, où une dérogation à l’interdiction de l’insecticide en cause existe également (comme dans 11 Etats membres).

Répondant à une question préjudicielle posée par le Conseil d’Etat belge – c’est-à-dire à une demande d’interprétation du droit communautaire – la CJUE a jugé que la possibilité de dérogation prévue par le droit communautaire ne permet pas à un État membre d’autoriser la mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques en vue du traitement de semences, ainsi que de semences traitées à l’aide de ces produits, dès lors que la mise sur le marché et l’utilisation de semences traitées à l’aide de ces mêmes produits ont été expressément interdites par un règlement d’exécution. Or, tel est le cas en l’espèce du règlement d’exécution de la Commission européenne du 29 mai 2018 !

Il n’en fallait pas plus pour que le ministre de l’Agriculture français jette l’éponge, ce qui laisse sans solution les betteraviers français en cas de nouvelle infestation de pucerons, vecteurs de la jaunisse. A quelques semaines des semis et alors que les assolements étaient calés, les betteraviers français peuvent légitiment être exaspérés, voire en colère et au final tentés de diminuer leur assolement en betterave ou de ne plus la cultiver.

 

Sans être exhaustifs, nous pouvons tirer plusieurs enseignements de cette situation.

  1. La stratégie française de dérogation via l’enrobage de semences, héritée d’une surtransposition du droit communautaire est dans l’impasse, dès lors que nos voisins pourront continuer à pulvériser l’insecticide en cause, avec des conséquences environnementales manifestement bien plus importantes.
  2. Le temps de la justice n’est certes pas celui d’une campagne agricole et même si, dans le cadre d’une question préjudicielle, le juge ne peut moduler dans le temps les effets de sa décision, l’insécurité juridique dans laquelle les producteurs betteraviers se trouvent plongés peut nourrir une forme d’injustice. Ce sentiment peut être d’autant plus partagé que les producteurs voisins européens – sans même évoquer ceux des pays tiers – ne seront pas soumis aux mêmes contraintes.
  3. Le retour en arrière apparaît impossible puisqu’il nécessiterait de revenir sur la loi du 8 août 2016 qui a, dans le même temps, consacré le principe de non-régression selon lequel « la protection de l’environnement, assurée par les dispositions législatives et réglementaires relatives à l’environnement, ne peut faire l’objet que d’une amélioration constante, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment ». C’est le fameux « effet cliquet » du droit de l’environnement.
  4. Sur le plan de la recherche, le temps manque pour proposer des alternatives. Les plus prometteuses portent sur les solutions de biocontrôle et l’amélioration génétique des semences. Mais un autre obstacle se dresse : celui d’une réglementation sur les nouvelles techniques de sélection qui se fait également attendre.
  5. Sur un autre registre, celui de l’économie, que se passera-t-il si la production betteravière devait lourdement chuter en France, alors que, par ailleurs, le bioéthanol, pour moitié issu de la betterave, est plébiscité par les automobilistes français ? Et si le recul de la production betteravière devait conduire à terme à des fermetures d’usines situées au cœur de nos territoires et à la suppression d’emplois, à rebours de la politique de souveraineté alimentaire et industrielle prônée par le Gouvernement ?

 

On le voit, les conséquences de cette décision de la CJUE sont nombreuses. Elles montrent en particulier le rôle grandissant pris par le juge sur le plan environnemental, en donnant le plein effet à l’arsenal juridique national ou international qui a été adopté. Une telle évolution, et l’exemple qui nous est ici donné, doit contraindre le législateur et le gouvernement à ne pas élever les normes environnementales sans un travail méticuleux et approfondi sur des alternatives crédibles proposées aux producteurs. C’est à cette condition que les producteurs s’engageront pleinement dans l’évolution de leurs pratiques. En 2016, la France a voulu être la meilleure élève de la classe mais « en toute chose, il faut considérer la fin ».

 


[1] CJUE, 19 janvier 2023, Affaire C-162/21, Pesticide Action Network Europe e.a. c/ Etat Belge e.a.

[2] Loi n° 2020-1578 du 14 décembre 2020 relative aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières, JORF du 15 décembre 2020.

[3] Article 125 de la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, JORF du 9 août 2016.