Numéro 262 - Commerce mondial : l’Europe agricole entre vulnérabilité et puissance

La politique publique,
clé de l’avenir de l’agriculture

La souveraineté d’une Nation passe par son agriculture. « Un pays qui ne peut pas se nourrir ne peut être un grand pays » déclara un jour le général de Gaulle.
Selon la FAO, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agri￾culture, 2,3 milliards d’humains vivent encore actuellement en « insécurité alimentaire » et plus de 700 millions de personnes, soit 9 % de la population mondiale, ne mangent pas à leur faim.
Au début des années 60, l’Europe des Six décide de relancer la production agricole et met en place la Politique agricole commune (PAC) pour garantir l’approvisionnement alimentaire suffisant, stabiliser les prix et assurer un revenu correct aux agriculteurs.
Ces dispositions propulseront rapidement l’Europe parmi les grandes puis￾sances agricoles, et dès les années 80 des ajustements seront nécessaires pour réduire le coût des soutiens : quotas laitiers en 1984, quasi-suppression des prix garantis avec la réforme Mac Sharry en 1992…

Une concurrence agressive

La période Covid, le bouleversement des équilibres mondiaux et les effets du dérèglement climatique ont redonné à l’agriculture une place prépondérante dans la géopolitique. L’Europe et la France en particulier se voient concurrencées par de nouveaux acteurs plus performants, plus agressifs et les échanges commerciaux deviennent des outils de pression ou de rétorsion vis-à-vis des États.
Dans ce contexte instable, agité et imprévisible, l’Europe doit réaffirmer sa force agricole.
Ces prochains jours, deux défis seront à relever. Le premier concerne les relations commerciales avec le très controversé traité avec le Mercosur.
Il faudra veiller à que soit respecté l’équilibre des conditions d’échanges.
L’agriculture européenne ne doit pas en sortir affaiblie.
Le second défi est la refonte de la PAC post 2027. Le cadre financier pluriannuel pour les sept prochaines années, attendu pour la mi-juillet, prévoit de fusionner les fonds agricoles avec d’autres fonds sectoriels pour créer un vaste fonds de Cohésion, au risque de mettre un terme à la spécificité de la politique agricole.
Espérons qu’au regard de ce qui se passe actuellement autour de nous, les dirigeants européens aient à cœur de réaffirmer clairement, par leurs décisions de politique publique, l’importance stratégique de la production agricole pour le développement de notre souveraineté alimentaire et énergétique.

Charles Meaudre

La bioéconomie, une opportunité de développement pour les entreprises agricoles

La bioéconomie durable met sur le devant de la scène les problématiques de souveraineté alimentaire et énergétique, de résilience, de production agricole et de transitions. Ces notions au lieu d’être prises isolément, une fois consolidées dans une approche systémique, révèlent leur véritable puissance économique, sociale et environnementale au service des territoires.

Le groupe de travail d’Agridées et de l’Association Chimie du Végétal (ACDV) et ses conclusions publiées dans la Note « Bioéconomie territoriale, levier de résilience agricole » (cf. page 14) montrent que la bioéconomie constitue une opportunité de développement significatif pour les entreprises agricoles. Au lieu d’opposer les usages des productions agricoles (alimentation humaine et animale, énergie, matériaux…), il s’agit plutôt d’identifier tous les usages potentiels pour définir au mieux leurs modalités de production, en privilégiant tant que faire se peut un territoire donné.

De nouveaux modèles de filières

Avec une population mondiale qui augmente, la pression du changement climatique et la nécessaire substitution du carbone fossile par du carbone biogénique issu de biomasse de production, il semble incontournable de maintenir, en volume, notre production agricole voire de l’augmenter là où cela est possible. Dans le cas contraire, il serait nécessaire d’arbitrer entre les usages, ce qui générerait des manques et des tensions.

C’est donc à ce titre qu’il est pertinent de définir une stratégie bioéconomique pour l’ensemble des chaines de valeurs de la biomasse de production (agricole et forestière principalement).

La notion systémique impose aussi de nouveaux échanges entre des secteurs qui n’avaient pas besoin ou pas souhaité collaborer jusqu’à présent. Les évolutions technologiques et les efforts de recherche et développement contribuent à faire tomber ces barrières. Cela impose aussi de nouveaux modèles de filières, en renforçant les approches collectives visant une juste répartition de la valeur créée.

Fort de ces constats et recommandations, Agridées a choisi de continuer la réflexion en vous donnant rendez-vous le 12 juin 2025 à Reims (Marne), dans le prolongement de son assemblée générale statutaire, pour une conférence organisée en partenariat avec le pôle d’innovation Terrasolis sur le thème « Bioéconomie territoriale : enjeux et réalités ». Nous vous y attendons
nombreux.

Hervé Nouvellon

Encourager les nouvelles générations de chefs d’entreprise agricole

Année après année, le nombre d’agriculteurs en France ne cesse de diminuer. Ceux-ci sont aussi de plus en plus âgés. En 2023, la Cour des comptes, dans un rapport destiné au Sénat, indiquait que la moyenne d’âge des chefs d’entreprise agricole était légèrement supérieure à 50 ans, soit 10 ans de plus que dans les autres secteurs d’activité. La moitié d’entre eux cessera de travailler dans la décennie qui vient et beaucoup ne savent pas encore qui leur succédera. Tout d’abord parce que les jeunes générations envisagent leur vie professionnelle autrement que leurs aînés (une ou plusieurs expériences professionnelles, en France ou à l’international, comme salarié ou autrement, avant d’envisager une installation). Mais aussi parce que la forme des entreprises agricoles évolue. Le modèle familial, patrimonial, traditionnel laisse peu à peu la place à des structures qui dissocient l’appareil de production du foncier et recourent davantage aux travailleurs salariés ou à la délégation du travail.

Attirer les talents

Le poids des investissements, l’incertitude des revenus, les conditions de travail, le regard de la société et l’isolement peuvent aussi faire hésiter les porteurs de projet à s’engager dans l’entrepreneuriat agricole. Comment faire alors pour attirer les talents, hommes et femmes, qui produiront notre alimentation et contribueront à l’activité économique et sociale de nos territoires ? Le monde agricole doit favoriser les compétences et les initiatives nouvelles.

Ainsi aujourd’hui un quart des chefs d’entreprise agricole sont des femmes. Une proportion qui stagne. Agridées s’est pour cela intéressé à la place des femmes cheffes d’entreprise agricole, pour faire un état des lieux, réfléchir, comprendre et faire des propositions afin que les femmes issues ou non du monde agricole puissent s’investir plus facilement. Il s’agit pour elles d’associer dans les meilleures conditions activité professionnelle, vie sociale et vie de famille, tel que c’est recherché dans les autres secteurs économiques.

Cette année notre think tank posera également son regard sur les ressources humaines dans les exploitations agricoles, en se focalisant sur les relations employeurs-salariés. Ce capital humain, déterminant pour l’avenir de l’agriculture constitue un levier essentiel pour l’attractivité des métiers et le renouvellement des générations.

Charles MEAUDRE

Jules Verne en aurait rêvé…

Dans les années 80, l’Inra et le Cemagref expérimentaient un robot cueilleur de pommes. Quelques années plus tard, le champion du monde des échecs, Garry Kasparov, se mesurait à Deep Blue, le modèle informatique conçu par des ingénieurs d’IBM. Aujourd’hui, ChatGPT, le « robot conversationnel », fait quasiment partie de la maison.

Les chefs d’entreprises agricoles figurent parmi les professionnels les plus connectés de leur génération, depuis longtemps familiers des ordinateurs, smartphones, GPS embarqués, drones, imageries satellites et autres outils d’aide à la décision. Comme les autres secteurs économiques, l’agriculture connait sa révolution numérique, cap sur l’agriculture 4.0. La robotique, déjà bien installée dans nos élevages pour assurer l’alimentation ou la traite des vaches, arrive aujourd’hui à grand pas dans les parcelles pour semer, désherber, et bientôt récolter, et le tracteur autonome, lui, n’attend plus que le feu passe au vert pour démarrer.

Dans un monde ouvert et concurrentiel où la compétitivité est le premier critère de performance et de résilience des entreprises, l’agriculture intelligente – smart farming – basée sur l’intelligence artificielle (IA), est un atout primordial, voire indispensable, pour affronter les défis présents et à venir, tandis que le marché de l’IA en agriculture affiche une courbe de croissance exponentielle.

Pallier la pénurie de main-d’oeuvre et soulager l’agriculteur dans l’exécution de tâches répétitives, anticiper les risques sanitaires ou climatiques, optimiser l’emploi des outils de production ou de gestion, contribuer à la sécurité et à la qualité des récoltes. L’IA peut permettre de créer plus de valeur tout en réduisant les coûts et l’empreinte carbone, et conduire ainsi à un usage encore plus durable des ressources et des moyens.

De nouveaux outils grâce à l’intelligence artificielle

Cependant, cette technologie présente des limites, en particulier en termes de confiance des utilisateurs. La collecte simultanée d’une grande quantité de données, leur interprétation et l’élaboration d’une décision ou d’une prédiction, dans l’environnement complexe et changeant propre au monde du vivant, l’adaptation des modèles par « auto-apprentissage » – machine learning et deep learning – peuvent susciter des interrogations légitimes quant à la précision et la fiabilité du système. Sans parler des aspects de sécurité et confidentialité, sources potentielles de réticences, le syndrome « Big Brother ».

C’est pourquoi, Agridées, fidèle à sa vocation historique de porter le progrès en agriculture, regarde avec intérêt et vigilance ces nouveaux outils générés par l’IA, pour faire en sorte que les chefs d’entreprise agricole soient réellement les acteurs de leur avenir et non pas des figurants qui se laisseraient dominer par une technologie dont ils seraient dépendants. C’est une question de souveraineté, un enjeu géostratégique.

Charles Meaudre

Fixons un cap pour une agriculture française et européenne souveraine

En Europe, et plus particulièrement en France, nous devons tracer le chemin d’une nouvelle dynamique qui renforcera la place qui revient à toutes nos agricultures et à leurs filières. Forts de leur diversité, les secteurs agricoles, agroindustriels et agroalimentaires doivent intégrer des priorités fixées au bénéfice des citoyens, qu’ils sont en mesure de comprendre et de satisfaire.

Associant préoccupations à court terme et préparation du long terme, les choix politiques apportent aux acteurs de ces secteurs des réponses forcément très contrastées et hétérogènes. Il est toujours difficile de concilier le bien commun sur le long terme, et l’intérêt de chacun au quotidien. Il est encore plus difficile de répondre aux urgences les plus diverses de nos environnements directs quand il faut inscrire la relance productive sur le long terme, en ayant fixé un cap accepté par le plus grand nombre d’acteurs concernés, producteurs et consommateurs.

Quel cap ?

Les agriculteurs européens entendent contribuer à la construction d’un système de production à la fois compétitif et durable. Cela impose de travailler sur sa résilience. Les technologies innovantes qui permettent de nouvelles pratiques s’inscrivent déjà dans la durée et répondent le plus souvent à l’attente des producteurs. D’autres relèvent de la mise en place de nouveaux débouchés et donc de nouvelles filières ou de nouvelles collaborations territoriales.

Travailler et proposer des pistes concrètes de relance productive devient une priorité dans chaque branche d’activité. Les acteurs doivent se mobiliser et être force de propositions, quel que soit leur niveau de performance actuel. Tous les secteurs agricoles sont concernés, élevages et cultures, adeptes du local et grands exportateurs, quelles qu’en soient les spécialisations ou au contraire les diversifications choisies ou subies.

Mais la grande question reste la durée et les moyens d’accompagnement des pouvoirs publics, autant que leur reconnaissance des priorités définies par les producteurs eux-mêmes par rapport aux expériences et savoir-faire, aux territoires si divers, à la taille des exploitations, à la qualité des sols et au climat local.

Et ce sera bien en associant toutes les énergies, politiques, professionnelles, en filières et collectives que nous atteindrons le résultat attendu. La réconciliation de l’urbain et du rural, celle du producteur et du consommateur seront au rendez-vous avec le sentiment de la pérennité retrouvée et avec la construction d’une nouvelle souveraineté alimentaire.

Damien BONDUELLE