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04/04/2024

Le difficile réglage agriculture/alimentation

A la veille du Salon International de l’Agriculture, des chercheurs de l’IDDRI et de l’INRAE publiaient un billet « Sortir du business as usual : quatre conditions pour construire un nouvel accord sur le système alimentaire européen et français ». Les auteurs préconisent la construction d’un accord selon un processus itératif de dialogue avec toutes les parties prenantes, en accompagnant en parallèle les industries alimentaires et les consommateurs dans leurs comportements et pratiques alimentaires, sans exposer les producteurs à la concurrence de produits importés ne s’inscrivant pas dans un modèle durable.

Mais en ce début d’année 2024, les conditions sont loin d’être favorables à la conclusion d’un tel accord. Dans le contexte du malaise agricole qui a secoué 11 pays de l’Union Européenne, on a dû constater que les contraintes auxquelles sont soumis les exploitants agricoles pour une transition vers un modèle plus durable n’étaient pas au rendez-vous de la performance économique. Conduite dans le cadre de « l’autonomie stratégique ouverte » et du soutien apporté à l’Ukraine, l’ouverture de l’UE aux importations de produits agricoles et alimentaires répond à la demande des consommateurs à la recherche de prix bas. Ainsi les comportements alimentaires ajoutent à la crise agricole des concurrences inéquitables vis-à-vis de la durabilité.

Pour éclairer la problématique qui lie indissociablement agriculture et alimentation, l’INSEE a publié en février dernier « Transformation de l’agriculture et des consommations alimentaires » en collaboration avec Agreste et Statistique Publique. Après avoir constaté que le nombre des exploitations agricoles a été divisé par 4 en 50 ans, soit 390 000 entreprises recensées en 2020, et que la surface moyenne inférieure à 20 ha est passée à 69 ha en 2020, les travaux de projection établissent que le nombre d’exploitations pourrait être légèrement inférieur à 275 000 en 2035, soit une réduction de 30%, au rythme annuel de -2,3%. Parallèlement les formes juridiques évoluent fortement : les entreprises individuelles sont encore majoritaires en 2020 à hauteur de 58%, contre 70% en 2010, mais à l’horizon 2035, les formes sociétaires deviendraient prédominantes (58%).

S’agissant de la situation économique des agriculteurs, le document de l’INSEE reprend en résumé un travail original d’AGRESTE également publié en février 2024 relatif au « Niveau de vie des ménages agricoles en 2020 ». Pour la première fois les données du recensement agricole de 2020 ont été rapprochées des données fiscales pour évaluer le niveau de vie. La très grande diversité des situations fait apparaitre une dispersion des niveaux de vie des ménages agricoles plus importante que pour les autres ménages, avec un taux de pauvreté monétaire de 16,2% contre 14,4% pour l’ensemble de la population, tandis que le seuil des 10% des personnes les plus aisées est plus élevé parmi les ménages agricoles (44 000€ de revenus annuels) que pour l’ensemble de la population (39 000€). Les spécificités du secteur agricole déterminent la structure moyenne des sources de revenus : avant impôts directs, soit 19% du revenu disponible, 34% proviennent des bénéfices agricoles, 45% des revenus des autres activités, 15% des pensions, retraites et rentes, 22% des revenus du patrimoine et 4% des prestations sociales. La pauvreté monétaire est plus fréquente lorsque le ménage agricole est constitué d’un exploitant sans autre source de revenus. Il s’agit de 20% des ménages agricoles, et dans ce cas le taux de pauvreté atteint 33,6% contre 16,2% pour l’ensemble des ménages agricoles. L’analyse par taille ou par orientation technico-économique complète cette revue des niveaux de vie : celui-ci croit avec la taille et le taux de pauvreté monétaire est plus fréquent dans les élevages de bovins viande, ovins et caprins.

L’évolution de l’élevage mesurée en équivalents unités gros bovins (UGB) illustre l’évolution de la profitabilité de l’activité. Globalement le cheptel situé en France métropolitaine s’élève à 24,7 millions d’UGB en 2020 avec une réduction d’environ 2 millions d’UGB depuis 2010, et cette baisse a principalement affecté le cheptel bovin qui a perdu 1,4 million d’UGB pour un effectif de 15,7 millions en 2020. Cette réduction a touché essentiellement la viande bovine et l’élevage laitier avec des baisses respectives d’effectifs de -7,3% et -5,4%. Dans le même temps la quantité de viande consommée en France aurait diminué de 5% entre 2009 et 2019, la viande de boucherie fraiche marquant la plus forte baisse, de l’ordre de 17% tandis que la catégorie viandes et volailles surgelées accuse un recul d’environ 11%. Mais c’est du côté du solde du commerce extérieur qu’il faut mesurer l’impact économique des discordances d’évolution de la production et de la consommation. Alors que les produits de l’élevage (animaux vivants, miel, œufs, …) affichent un solde positif stable (1,8 milliard d’€ en 2010, 1,736 en 2020), la dégradation du poste viandes et préparations à base de viandes est forte (-558 millions d’€ en 2010, -1,101 milliard en 2020) jusqu’à atteindre -2,727 milliards en 2022. Comme la Note d’Agridées « Souveraineté alimentaire ? le cas poulet » l’a amplement démontré, les producteurs français offrent des catégories de produits dont la consommation diminue, tandis que les consommateurs se tournent vers des produits importés.

Ce dérèglement entre agriculture et alimentation induit des conséquences environnementales défavorables. Estimés à 42,6 millions de tonnes équivalent CO2, les rejets de l’agriculture française représentent en 2022 19% des émissions totales de gaz à effet de serre (GES). L’élevage des ruminants est à lui seul responsable de 84% des émissions de méthane qui comptent pour 54% des émissions de GES de l’agriculture.

La mise en œuvre actuelle de la PAC avec la déclinaison nationale du PSN et la poursuite des objectifs de la stratégie nationale bas-carbone (SNBC) visent une accélération de la réduction des émissions agricoles de GES. Or, dans la décomposition de l’empreinte carbone par poste de consommation, l’agriculture représente 22% du total mesuré en kg de CO2 par personne, soit 2020 kg en 2018. La part des émissions intérieures est estimée à 51%, alors que les émissions importées au titre des consommations intermédiaires pèsent 23% et les émissions importées pour satisfaire la demande finale représentent 24%. En réduisant les consommations intermédiaires importées et les productions de l’élevage pour atteindre les objectifs affichés de réduction des émissions, c’est la part des émissions importées qui risque de croitre fortement en valeur relative mais aussi en valeur absolue, si l’évolution des comportements alimentaires ne correspond pas à celle de l’offre agricole. Par ailleurs il serait illusoire de penser que des clauses miroir ou l’application du « mécanisme d’ajustement carbone au frontière » seront assez efficaces pour endiguer les fuites carbones du système agricole et alimentaire, outre leur difficulté de mise en œuvre.

Il faut repenser la politique agricole en en réglant les objectifs sur une conception réaliste de l’évolution des comportements alimentaires, faute de quoi les importations de produits dérogeant aux standards de durabilité imposés aux producteurs européens se poursuivront.