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Analyses

Temps de lecture : 5 min

10/04/2020

Covid-19 et droit rural : prescription sur ordonnances

Oh Droit étire ton vol !

« Il n’y a pas d’histoire sans dates. Si les dates ne sont pas toute l’histoire, ni le plus intéressant dans l’histoire, elles sont ce à défaut de quoi l’histoire elle-même s’évanouirait, puisque toute son originalité et sa spécificité sont dans l’appréhension du rapport de l’avant et de l’après, qui serait voué à se dissoudre si, au moins virtuellement, ses termes ne pouvaient être datés. » (C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, p. 342). Même pour les économistes, les repères historiques (1929, 1940, 1968, 2008 ?) manquent pour caractériser la crise que nous vivons.

Comment pourrait-il en être autrement pour le droit ?

Même si les apparences sont parfois trompeuses, le Droit n’obéit pas à un pas-de-temps, une allure, qui serait celui de la frise chronologique pour une raison simple : ses fonctions sont autrement singulières. Le Droit consolide, crée ou détruit des situations de fait. Tel un photographe, il cristallise les instants ; tel un cinéaste, il défigure les durées selon son pouvoir créateur infini ; quoi que l’on en dise, il abhorre même le plus souvent la perpétuité. « Il n’y a jamais que trois – mettons, pour tout couvrir, quatre – générations qui puissent se sentir consciemment liées entre elles. Au-delà, tout est brouillard et nuit, à quoi le droit ne doit plus sa garantie » écrivait le Doyen Carbonnier.   Les termes même de prescriptions, extinctives ou acquisitives, d’un droit ou d’une action, ceux de suspension ou d’interruption, de ces innombrables délais, qui jalonnent, jonchent l’ensemble des codes des lois attestent de ce temps constamment maltraité, malaxé, martyrisé par le Droit.

Mais puisque le monde retient son souffle, puisque toutes relations se trouvent, d’un coup d’un seul, brutalement empêchées, comme interdites, ou parfois seulement freinées, il faut bien que le Droit s’adapte, s’aménage, s’arrange avec lui-même. En urgence, le législateur s’est donc mué en Chronos pour éviter qu’au chaos économique ne succède un chaos juridique. Certes, le droit connait depuis la nuit des temps, des soupapes de sécurité pour éviter l’injustice suprême : que faute de temps, les droits ne puissent être exercés. La force majeure ou la théorie de l’imprévision constituent de précieux remèdes car ils matérialisent soit l’impossibilité d’agir qui suspend tout, soit l’idée qu’à l’imprévu nul n’est tenu…Pourtant, face à l’ampleur inédite du phénomène que nous traversons, ces bouées de sauvetage sont apparues comme des erzats de solutions, des succédanés.

Parmi les 28 ordonnances qui ont été publiées au Journal officiel du 26 et 28 mars 2020 dans le contexte de l’épidémie, l’une d’entre elles retient l’attention parce qu’elle suggère de manière générale, que les délais en cours, ceux qui doivent mourir, entre le 12 mars et le 24 juin  – 1 mois après la date de cessation de la fin de l’état d’urgence qualifiée de période juridiquement protégée (« PJP ») – bénéficient d’une seconde chance, d’une renaissance, à compter de cette date du 24 juin, dont on peut craindre qu’elle soit en définitive repoussée (et non avancée).   Même si le périmètre exact de son champ d’application demeure discuté, les illustrations en droit rural de ce nouveau phénix juridique sont virtuellement nombreuses : tel droit de préemption du fermier qui devait être exercé pendant la période juridique protégée, pourra l’être dans un délai de 2 mois à compter du 24 juin (article 2 de l’ordonnance) ; tel bailleur pourra exercer son droit de reprise pour exploiter après le 24 juin alors qu’il aurait dû le faire, à peine de forclusion, au cours de la « PJP », en raison du délai impératif de 18 mois avant la fin du bail posé dans le code rural (art. 5 de l’ord.) ; tel plaideur qui devait intenter son action au cours de la « PJP », à peine de déchéance du droit, bénéficiera de ce sursis temporel (art. 2) ; telle SAFER pourra exercer son droit de préemption après le 24 juin sur une vente de terrains agricoles dès lors que son droit prenait fin au cours de cette période de référence (art. 7).

Plus le temps des hommes ralentit, plus le temps du droit s’étire.

Mais, en même temps, il ne faudrait pas que cette mise en parenthèse du droit, cette faveur, offerte tant à l’administration qu’à ses usagers, pour une cause certes impérieuse – l’impossibilité d’agir – ne se retourne contre l’intérêt général et que cette glaciation du temps juridique alimente une paralysie économique, cause de bien d’autres tourments, d’autres fléaux sociaux ou sanitaires. C’est pourquoi, l’ordonnance ne doit pas – ne devrait pas – être interprétée autrement que comme un dispositif supplétif de la volonté : ne pas interdire à tous ceux qui le peuvent, à toutes administrations qui s’organisent, de prendre des décisions, afin que les actes juridiques puissent s’accomplir en toute sérénité, sans encourir le risque de nullité. Le rapport remis au Président de la République – sorte de ratio legis – est en ce sens[1].

Il est toutefois probable, s’il en était besoin, que le législateur soit amené à préciser, à corriger son premier élan, quasi humanitaire, en expliquant que les droits et autres actions peuvent valablement être exercés pendant cette période devenue soudainement suspecte.

Seuls les délais sont suspendus, non les droits. Il ne peut en être autrement : plus l’état d’urgence s’éternise, plus l’impossibilité d’agir s’étiole, et plus les relations, même entre confinés, doivent être recouvertes de la nappe pacifiante du droit.

Hubert BOSSE-PLATIERE est Professeur à l’Université de Bourgogne et Administrateur d’agridées

[1] « Ainsi, l’ordonnance ne prévoit pas de supprimer la réalisation de tout acte ou formalité dont le terme échoit dans la période visée ; elle permet simplement de considérer comme n’étant pas tardif l’acte réalisé dans le délai supplémentaire imparti ». Mais, il est vrai, que formellement, la précision ne concerne que l’article 2 de l’ordonnance i.e. les délais, d’origine légale ou réglementaires, offerts aux particuliers.