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Points de vue

Temps de lecture : 5 min

27/10/2023

Agriculture et environnement : biodiversité et productivité ne sont pas incompatibles !

Une des principales idées reçues sur l’agriculture est que son impact néfaste sur la biodiversité, que personne ne nie, serait dû essentiellement à l’utilisation des intrants chimiques de synthèse. Or le débat scientifique dit du land sharing et du land sparing, remis récemment sur le devant de la scène par l’Académie d’agriculture de France, arrive à de toutes autres conclusions. Comme souvent, la réalité est plus complexe…

C’est un constat scientifique indiscutable : la biodiversité mondiale s’érode rapidement. Et dans nos régions développées, c’est la biodiversité des paysages agricoles qui a décliné le plus rapidement pendant les dernières décennies.

Si ce constat fait l’unanimité, ses causes profondes, et donc les solutions pour inverser la tendance, sont beaucoup plus discutées. L’opinion dominante, dans le grand public et dans le monde politique, est que les atteintes à la biodiversité sont dues essentiellement à l’agriculture intensive, et en particulier à ses intrants : pesticides et engrais de synthèse. C’est oublier que l’agriculture intensive, telle qu’elle s’est développée pendant la 2ème moitié du XXe siècle, ne se limitait pas à l’introduction de ces intrants. Elle a été associée à un remaniement profond des paysages agricoles : agrandissement des parcelles et suppression d’une grande partie des éléments non productifs du paysage agricole (haies, jachères, petits cours d’eau…), qui constituaient les réservoirs de biodiversité des paysages agricoles que nous avons connus de l’ère moderne jusqu’au début du XXe siècle.

Cette simplification extrême des paysages agricoles a forcément eu un impact massif sur la biodiversité, qui est maintenant difficile à dissocier de l’effet des intrants chimiques qui se sont développés en même temps. Il serait pourtant essentiel d’arriver à quantifier séparément ces deux effets néfastes de l’intensification agricole historique, pour trouver sur quel levier il faut agir en priorité : réduction, voire suppression des intrants chimiques, ou restauration d’infrastructures agroécologiques (IAE) dans nos paysages agricoles ?

S’il est difficile de chiffrer de façon comparable ces deux impacts, un concept scientifique peu connu en France permet d’identifier empiriquement la meilleure stratégie pour préserver au mieux la biodiversité : le débat « Land sharing/Land sparing ». Il pose la question de savoir, pour un niveau de production agricole donné, quelle est l’option la plus favorable à la biodiversité :

  • Le « land sharing », c’est-à-dire une agriculture extensive (par exemple bio), où les parcelles agricoles sont partagées (to share) entre l’espèce cultivée et la flore adventice, avec sa faune associée
  • Ou le « land sparing », c’est-à-dire une agriculture intensive où la biodiversité à l’intérieur des parcelles agricoles est extrêmement réduite, mais qui grâce à ses hauts rendements permet de préserver (to spare) plus de place pour les milieux naturels et les IAE riches en biodiversité.

 

L’Académie d’agriculture de France a récemment consacré un Point de Vue d’Académiciens à ce débat[i], et au modèle de Green qui en est l’outil décisionnel le plus souvent cité dans la littérature scientifique.

Nous avons vu qu’il est difficile de dissocier en pratique l’effet sur la biodiversité de la simplification des paysages agricole, de l’effet des intrants. Toutefois, les comparaisons actuellement existantes entre la biodiversité des parcelles bio et celle des parcelles conventionnelles permettent de mesurer l’effet positif d’une suppression des intrants de synthèse, à paysage agricole inchangé. Ces études montrent que les parcelles bio ont en moyenne une richesse spécifique (nombre d’espèces animales ou végétales présentes) supérieure de 30% à celle des parcelles conventionnelles, et une abondance (nombre d’individus présents) supérieure de 50%. Cet effet est bien sûr très positif, mais le modèle de Green montre qu’il est plus que compensé par l’écart de rendement entre le bio et le conventionnel : pour une transition agroécologique en faveur de la biodiversité, il serait en moyenne plus efficace d’avoir une politique de land sparing (préservation de hauts rendements, y compris avec une utilisation raisonnée d’intrants chimiques), qui permettrait une politique plus ambitieuse de restauration des IAE, qu’une politique de land sharing basée sur la suppression des intrants chimiques, au prix d’une perte de production importante qui pénaliserait lourdement les agriculteurs, mais aussi les consommateurs européens.

Ces constats ne portent bien sûr que sur des moyennes. Il faut garder en mémoire plusieurs réserves importantes :

  • Ils valent essentiellement pour la biodiversité épigée, c’est-à-dire la flore et la faune qui vit au-dessus du sol. La biodiversité des sols, essentielle pour la santé des écosystèmes agricoles, n’est pas régie par ce débat, car elle dépend beaucoup plus du travail du sol et de la gestion des couverts végétaux que de l’intensification de la culture et de l’usage ou non d’intrants chimiques. Sa restauration relève essentiellement des techniques dites de conservation des sols, qui s’appliquent aussi bien au land sharing qu’au land sparing ;
  • Ils n’annulent pas le fait qu’une agriculture extensive est toujours préférable au niveau local (à l’intérieur des parcelles agricoles elles-mêmes), et dans les situations où les intrants conventionnels peuvent générer des pollutions diffuses.

 

Comme souvent, une approche rationnelle et chiffrée du problème de la biodiversité montre qu’il n’y a pas une solution miracle applicable partout. Ni un land sparing généralisé (restauration massive des IAE associée à une agriculture intensive raisonnée), ni un land sharing basé sur une suppression totale des intrants de synthèse, ne sont la solution optimale. Le plus efficace serait une combinaison des deux approches :

  • avec sur la majorité du territoire des aides efficaces pour la restauration des haies et autres infrastructures favorables à la biodiversité, pour les agriculteurs restant dans un cadre d’agriculture raisonnée à haute productivité ;
  • et des aides à la conversion et au maintien du bio mieux ciblées géographiquement, sur les secteurs à forts enjeux de biodiversité agricole (hébergeant des espèces patrimoniales menacées), ou à fort risque de pollutions diffuses.

 

Cette régionalisation des politiques agricoles n’a rien d’une utopie. C’est la voie qu’explore actuellement le Royaume-Uni pour sa politique post-Brexit, sous l’influence d’A. Balmford, un des acteurs essentiels du débat land sharing/land sparing. Il est important que les agriculteurs de l’UE se saisissent de ce débat, pour éviter la double peine dont les menacent les lignes directrices du « Green Deal » : une combinaison généralisée de réduction des intrants, associée à une augmentation des IAE, sans mise en équilibre des effets sur la biodiversité et des impacts sur la production agricole. Une telle combinaison non raisonnée de land sharing et de land sparing ne peut que conduire à une forte baisse de production, qui se traduirait probablement par un recours accru aux « importations de déforestation », et ne serait même pas optimale pour notre propre biodiversité.

 


[i] https://www.academie-agriculture.fr/publications/publications-academie/points-de-vue/agriculture-productivite-et-biodiversite-les-lecons voir aussi le débat du 25 janvier 2023 sur ce thème : Biodiversité / Économie de terre et partage des terres, Land sharing, Land sparing | Académie d’Agriculture de France (academie-agriculture.fr)