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Temps de lecture : 5 min

22/12/2023

Troubles anormaux de voisinage : L’exception de préexistence bientôt consacrée dans le Code civil !

Crédit : JBM/Agridées

Coïncidence du calendrier, c’est au cours de la même semaine du 4 décembre 2023 que l’Assemblée nationale a adopté, en première lecture, une proposition de loi consacrant dans le Code civil le régime juridique des troubles anormaux de voisinage et qu’une affaire judiciaire emblématique a trouvé son épilogue. Épilogue malheureux pour un éleveur de l’Oise dont le pourvoi en cassation, formé à l’encontre de l’arrêt d’une Cour d’appel l’ayant condamné à verser plus de 100 000 € de dommages et intérêts à des voisins pour « troubles anormaux de voisinage », a été rejeté.

Pour rappel, ce sont les juges de l’ordre judiciaire qui ont défini la théorie du trouble anormal de voisinage, dérivé lui-même de la théorie de l’abus de droit, en posant le principe selon lequel un propriétaire est tenu de ne pas causer à un voisin un trouble dépassant les inconvénients normaux du voisinage.

Dans un attendu devenu célèbre, la Cour de cassation a en effet jugé que « le droit pour un propriétaire de jouir de sa chose de la manière la plus absolue, sauf usage prohibé par la loi ou le règlement, demeure limitée par l’obligation qu’il a de ne causer à autrui aucun dommage dépassant les inconvénients normaux du voisinage »[1].

Et du principe selon lequel nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage, il résulte que les juges du fond doivent rechercher si les nuisances, même en l’absence de toute infraction aux lois et règlements, n’excèdent pas les inconvénients normaux du voisinage[2].

Cette construction prétorienne a conféré aux juges du fond le soin d’apprécier souverainement, en fonction des circonstances de temps et de lieu, l’existence ou non d’un trouble anormal de voisinage.

Et c’est parfois au terme d’une telle appréciation souveraine que certains agriculteurs, pour la plupart éleveurs, sont condamnés par les juges du fond à indemniser leurs voisins, au motif que leur activité agricole les importune au-delà de la « normalité ».

C’est précisément derrière ce pouvoir souverain des juges du fond que la Cour de cassation s’est retranchée, dans son arrêt du 7 décembre 2023, pour confirmer la décision de la Cour d’appel d’Amiens condamnant un éleveur de l’Oise à payer plus de 100 000 euros de dommages intérêts à des voisins, indisposés par les nuisances olfactives et sonores ainsi que par la présence d’insectes générées par son troupeau occupant une stabulation à proximité.  Cette affaire comporte un élément de complexité supplémentaire puisque que le permis de construire délivré à l’éleveur pour la construction de sa stabulation a été par ailleurs annulé par le juge administratif, aggravant ainsi sa situation.

Pour mémoire, le principe d’indépendance des législations peut conduire un agriculteur à obtenir, sur le plan administratif, un permis de construire valablement délivré pour l’édification d’un bâtiment d’élevage et, néanmoins, subir les foudres de ses voisins sur le terrain civil des troubles anormaux de voisinage.

 

Le législateur de 1976 avait un temps envisagé de supprimer une telle faculté pour les voisins d’une activité, notamment agricole. Il n’a toutefois pas été jusque-là en introduisant une disposition, plusieurs fois remaniée depuis et codifiée aujourd’hui à l’article L 113-8 du Code de la construction et de l’habitat.

Celle-ci énonce que « les dommages causés aux occupants d’un bâtiment par des nuisances dues à des activités agricoles, industrielles, artisanales, commerciales, touristiques, culturelles ou aéronautiques, n’entraînent pas droit à réparation lorsque le permis de construire afférent au bâtiment exposé à ces nuisances a été demandé ou l’acte authentique constatant l’aliénation ou la prise de bail établi postérieurement à l’existence des activités les occasionnant dès lors que ces activités s’exercent en conformité avec les dispositions législatives ou réglementaires en vigueur et qu’elles se sont poursuivies dans les mêmes conditions »[3].

Ainsi, pour qu’elle prospère, cette mise en œuvre de la théorie de la préoccupation est conditionnée par la réunion de trois éléments :

  • L’antériorité de l’activité ;
  • La poursuite de cette activité dans des conditions équivalentes ;
  • La conformité à la réglementation en vigueur.

Au niveau local, il n’est pas rare de retrouver les principes posés par ce texte dans les règlements sanitaires départementaux, qui ne peuvent toutefois ajouter ou retrancher à la loi.

Devant la multiplication des contentieux, dont nombreux sont ceux impliquant une activité agricole, plusieurs initiatives parlementaires, qui n’ont pas été couronnées de succès, ont été lancées pour en limiter les conséquences tant économiques que sociales, les agriculteurs vivant souvent très mal cette mise en cause de l’exercice même de leur métier par le voisinage.

Sous l’impulsion de Pierre Morel-À-L’Huissier, député rapporteur, une étape supplémentaire était franchie avec la loi n°2021-85 du 29 janvier 2021 visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises[4]. Celle-ci a intégré dans le Code de l’environnement, à l’article L. 110-1, les sons et les odeurs comme caractéristiques des espaces naturels. Ce patrimoine sensoriel fait dorénavant partie du patrimoine commun de la nation. Mais cette loi est orpheline de dispositions concernant les troubles anormaux de voisinage, limitant ainsi son caractère opérationnel.

Parallèlement, le préalable d’un règlement à l’amiable de ce type de dossiers a bien été rendu obligatoire par la loi en 2016[5]. Mais trop fréquentes sont encore les affaires qui passent le filtre de la médiation ou de la consultation pour terminer entre les mains du juge.

C’est dans ces conditions qu’Eric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, avait promis au monde agricole, au Salon international de l’Agriculture en mars 2023, une loi sur le sujet pour qu’un voisin ne puisse plus « se plaindre de nuisances qui préexistent » à son installation et pour remettre ainsi « l’église au milieu du village ».

Et c’est à la faveur d’une proposition de loi, portée par une députée du Morbihan, Nicole le Peih, visant à adapter le droit de la responsabilité civile aux enjeux actuels, que l’Assemblée nationale a voté, le 4 décembre 2023, en première lecture, ce texte introduisant dans le Code civil un nouvel article 1253 consacré aux troubles anormaux de voisinage.

Cet article énonce, dans un premier alinéa, le principe de la responsabilité fondée sur les troubles anormaux de voisinages telle qu’on la connait et, dans un second, pose l’exception en ces termes :

« La responsabilité prévue au premier alinéa n’est pas engagée lorsque le trouble anormal provient d’activités, quelle qu’en soit la nature, préexistant à l’installation de la personne lésée, qui sont conformes aux lois et aux règlements et qui se sont poursuivies dans les mêmes conditions ou dans des conditions nouvelles qui ne sont pas à l’origine d’une aggravation du trouble anormal. »

L’article L. 113-8 du Code de la construction et de l’habitation n’ayant plus lieu d’être, il serait abrogé.

À ce stade, la question de l’apport de ce nouvel article 1253 du Code civil par rapport à l’article L. 113-8 du Code de la construction et de l’habitat se pose, dès lors qu’il en reprend les trois conditions cumulatives d’exonération de responsabilité.

Son périmètre d’application est tout d’abord élargi. Il touche toutes les activités humaines et plus seulement les activités agricoles, industrielles, artisanales, commerciales, touristiques, culturelles ou aéronautiques. Il s’impose par exemple aux activités sportives.

Aussi, ce texte vient-il poser les conditions d’« un vivre ensemble » équilibré, comme l’indique la proposition de loi dans son exposé des motifs, qui dépasse les seules activités économiques et/ou lucratives. En cela, le nouveau texte ne modifie pas la situation de l’activité agricole qui bénéficiait déjà de cette exception.

Ensuite, un nouvel intérêt semble bénéficier à l’ensemble des activités. C’est, comme le relève Nicole Le Peih dans son rapport, celui qui consiste à ne plus viser comme exception uniquement les dommages causés aux occupants d’un bâtiment par des nuisances dues aux activités, mais également « l’ensemble des troubles de voisinage , quelle que soit la personne lésée, laissant la porte ouverte, notamment, à la prise en compte de dommages causés à un terrain » (rapport, p. 22).

Cette hypothèse se rencontre également dans les prétoires. Un agriculteur ne s’est-il pas vu récemment condamné, dans le cadre de la liquidation d’une astreinte non exécutée, pour pollution visuelle, du fait de l’entreposage de divers matériels juste en face de gîtes de luxe mis en valeur par son voisin ?

Le bénéfice de l’exception à une activité qui est conduite « dans des conditions nouvelles qui ne sont pas à l’origine d’une aggravation du trouble anormal » interroge également.

Une activité existante qui se développe, et dont il serait établi que le développement n’est pas à l’origine d’une aggravation du trouble anormal, semble également bénéficier de l’exception de l’article 1253 du Code civil. Dans une telle hypothèse, le juge du fond retrouve tout son pouvoir pour apprécier l’existence d’une aggravation du trouble.

Certes, l’exception de l’article 1253 du Code civil ne pourra bénéficier à la création d’une nouvelle activité, et notamment pas à la création de nouveaux ateliers d’élevage. À cet égard, il faut admettre que le problème reste entier.

Toutefois, il ne faut pas négliger la fonction symbolique du droit. Cette proposition de loi a été très largement médiatisée. À l’époque des vœux, formulons celui qu’elle agisse comme un électrochoc sur une opinion publique qui doit prendre conscience que consommer français c’est également accepter la présence d’ateliers de production agricole sur nos territoires ruraux. Car sans relance de la production, dont il faut ensemble accepter un certain nombre de désagréments, la reconquête de notre souveraineté alimentaire sera un vœu pieux.

Jean-Baptiste Millard

[1] Cass. 3ème civ., 4 février 1971, Bull. civ. III., n° 78 et 80.

[2] Cass. 3ème civ., 24 octobre 1990, Bull. civ. III, n° 205.

[3] Saisi à son encontre d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le Conseil constitutionnel a déclaré cet article conforme à la Constitution (CC, décision n°2011-116 QPC, 8 avril 2011, M. Michel Z. et autre).

[4] À propos de cette loi, lire l’interview de Pierre Morel-À-L’Huissier dans La Revue Agridées n° 244, p. 34.

[5] Article 4 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice