Site non disponible sur ce navigateur

Afin de bénéficier d'une expérience optimale nous vous invitons à consulter le site sur Chrome, Edge, Safari ou Mozilla Firefox.

Retour à la liste des contenus

3 questions à

Temps de lecture : 6 min

03/12/2025

Maryline Filippi, professeure d’économie à Bordeaux Sciences Agro – Université de Bordeaux

Maryline Filippi est professeure d’économie à Bordeaux Sciences Agro – Université de Bordeaux, chercheuse Associée INRAE AgroParisTech UMR SAD-APT – Université de Paris Saclay. Elle est également rédactrice en chef de la Revue internationale de l’Économie Sociale.

 

Acteurs majeurs de l’économie agricole et des territoires ruraux, les coopératives agricoles évoluent dans un environnement sous tension. Pour rester compétitives et continuer à structurer les filières, tout en étant des acteurs du développement territorial, nombre d’entre elles engagent des réorganisations structurelles.

1/ Quelles raisons économiques, organisationnelles et stratégiques peuvent expliquer des rapprochements entre coopératives agricoles ?

« Les sociétés coopératives agricoles ont pour objet l’utilisation en commun par des agriculteurs de tous moyens propres à faciliter ou à développer leur activité économique, à améliorer ou à accroître les résultats de cette activité [1] ». Représentant 3 agriculteurs sur 4, 1 marque alimentaire sur 3, plus de 200 000 salariés, 118 milliards de chiffres d’affaires, les coopératives dont 75 % des sièges sociaux sont implantés dans les territoires ruraux, sont indiscutablement des acteurs majeurs des filières et des territoires.

Les annonces récentes de rapprochements ou fusions entre coopératives agricoles s’inscrivent en fait dans un processus classique de croissance. Cependant, ces annonces ne sont pas l’apanage des coopératives de grandes tailles, elles concernent également celles de taille plus modeste comme le révèle les rapprochements dans la filière vitivinicole.

Les raisons des rapprochements ou fusions entre coopératives poursuivent en réalité leur objectif initial. Elles ont souvent trois motifs : les pressions économiques exercées par la compétitivité accrue sur les marchés, les transformations et déséquilibres dans l’organisation des filières mais aussi l’évolution des attentes de leurs associés propriétaires traduite dans le projet économique et politique de la coopérative.

Premièrement, le sentiment d’accélération des processus de rapprochement traduit une intensification des contraintes structurelles auxquelles doivent faire face les coopératives : comme la hausse des coûts de production et la volatilité extrême des marchés ; la nécessité de financer des transitions lourdes (décarbonation, modernisation, numérique, agroéquipements) ; les coûts réglementaires croissants liés aux normes environnementales et de traçabilité ; ou encore le renforcement de la concurrence internationale et la pression de la grande distribution sur les prix. Ainsi, à titre d’exemple, l’annonce du déficit de la balance commerciale pour 2025, une première depuis 1978, révèle la pression concurrentielle auxquels le monde agricole français, et au premier rang desquelles les coopératives agricoles, est soumis.

Dans ce contexte d’incertitudes géopolitique et de dégradation de la compétitivité, la taille critique, i.e. une adéquation entre la taille de l’entreprise et le marché sur lequel elle évolue, devient un enjeu stratégique, non pas par choix idéologique, mais par nécessité économique.

Deuxièmement, ces rapprochements s’inscrivent dans un contexte de réorganisation (ou de désorganisation) des filières qui se consolident en amont comme en aval. Si les industries agroalimentaires se concentrent, la logistique se rationalise, les chaînes de valeur se verticalisent, les concentrations dans la distribution, pèsent aussi sur l’ensemble de la chaine de valeur.  L’accord de franchise annoncé récemment entre Auchan et Intermarché, qui va voir 294 supermarchés Auchan basculer sous les enseignes Intermarché et Netto d’ici septembre 2026 renforce encore ce mouvement de la concentration de la distribution. À eux trois, Leclerc, Carrefour et Intermarché pèseront plus de 65 % de parts de marché. Dès lors se rapprocher vise à chercher des degrés de liberté dans les négociations commerciales, dans la capacité à financer des investissements nécessaires mais en R-D, digital, énergie, décarbonation, … et espérer conserver un rôle structurant dans les filières (chiffres place des coopératives dans les filières : 55 % du lait de vache collecté et 42 % de la transformation du lait, 70 % de la collecte de céréales, 93 % des porcins collectés, 1 bouteille sur 2 de vin tranquille produite par une coopérative).

Troisièmement, il ne s’agirait pas de sous-estimer les attentes des associés eux-mêmes concernant la recherche de débouchés sécurisés, de prix rémunérateurs ou au minimum stables, de services techniques pointus, et d’un conseil et accompagnement sur les transitions agroécologiques. La coopérative relève d’un modèle d’entreprise certes ancien, « fille de la nécessité », mais dont la capacité à mutualiser, à détenir en commun la propriété de l’entreprise, à animer sa gouvernance démocratique d’une personne = une voix, à démontrer sa capacité non seulement de résilience mais aussi d’innovation reflète des aspirations tout à fait actuelles. Dès lors le défi du remplacement de X dans les 10 années qui arrivent obligent les associés à anticiper le renouvellement générationnel en sécurisant la pérennité économique, en assurant la reprise d’activités clés et en garantissant la transmission des savoir-faire.  

 

2/ Quels sont les bénéfices attendus d’un rapprochement : économies, innovation, capacité d’investissement, nouveaux services ?

On peut espérer, à minima, que le rapprochement soit sources de rationalisation des outils et des organisations à travers des gains liés aux économies d’échelle et gains d’efficacité immédiats. À travers, la mutualisation des fonctions administratives, de la logistique, des achats ou des outils de transformation permet : une réduction des coûts fixes, une rationalisation des sites industriels, l’optimisation des volumes collectés et transformés, ou encore une meilleure utilisation des capacités industrielles.

De façon moins défensif, on peut aussi espérer que cela renforce la capacité d’investissement à travers une amélioration de leur capacité d’autofinancement (celle de leurs résultats annuels et de la marge de manœuvre dégagée) avec une amélioration de leur capacité d’endettement, afin d’assumer plus facilement des investissements lourds (filières de qualité, décarbonation, équipements numériques, séchage, irrigation, stockage, transformation) et développer des stratégies de marque et de produits à plus forte valeur ajoutée.

Les bénéfices attendus peuvent également portés sur le potentiel accru d’innovation et de R&D en élargissant les compétences internes, et autres avantages permettant et répondre et d’anticiper les exigences sociétales (environnement, bien-être animal, proximité), de développer de nouveaux débouchés (protéines végétales, bio-intrants, circuits courts, biosourcés), et d’accompagner, encore une fois, les associés dans les transitions agroécologiques.

Dès lors, les coopératives fusionnées devraient être plus robustes pour proposer des services techniques spécialisés (data agricole, optimisation intrants, conseil carbone), des dispositifs d’accompagnement renforcés (diagnostics, accompagnement transition agroécologique), des solutions financières plus diversifiées (investissements fonciers, portage de matériel, contractualisation).

Autrement dit le processus de rapprochement ou de fusion permet d’accroître la valeur rendue aux associés, à condition que celui-ci repose sur un projet économique et politique réfléchi, partagé par les associés et les équipes salariés des structures respectives, et donc, lorsqu’il est bien gouverné.

 

3/ Quel impact sur l’identité locale et l’ancrage territorial ?

C’est sans doute le point le plus sensible pour les associés. En effet, de par l’effet taille, mais aussi en raison du nouveau projet politique ainsi engendré, le rapprochement et le changement engendré, peuvent être perçus comme un risque de dilution et de distanciation. Alors que l’objectif est au contraire, d’être une opportunité de renforcer l’ancrage, à condition de respecter certains principes.

Souvent les rapprochements sont engagés lorsque les coopératives sont en difficultés, rendant plus compliqué les recherches de nouveaux équilibres. Pour autant, les associés et les équipes dirigeantes ne doivent pas sous-estimer cette difficulté, (voir la réticence au changement). Tout rapprochement peut engendrer certains risques comme le sentiment (avéré ou non) d’un éloignement du centre de la gouvernance (moins de proximité, moins d’échanges directs), d’une certaine uniformisation des décisions qui ne tiennent plus compte des spécificités locales, de l’apparition d’un sentiment de perte d’identité (liée à la nouvelle entité) ou de déconnexion entre les dirigeants et les adhérents. Cela arrive d’autant plus si le rapprochement inclut, de par la réorganisation, des fermetures éventuelles de sites, qui sont vécues comme une fragilisation de l’emploi local, des pertes d’emplois dans les équipes salariés et des changements de règles (ex : rémunération ou conseillés attitrés de l’exploitation agricole) pour les associés.

Cependant une fusion bien menée peut au contraire renforcer la présence locale et offrir des leviers pour renforcer encore l’ancrage territorial.

Les coopératives agricoles sont toujours en mouvement pour chercher à maintenir des gouvernances territoriales déconcentrées. Ainsi à travers la création de sections territoriales, de comités territoriaux, ou encore de commissions dédiées à l’animation des territoires, elles ont toujours innové pour activer le lien associés – coopératives dont une des dimensions reste la proximité via les techniciens, ingénieurs et conseillers. Elles ont aussi renforcé leur ancrage à travers le réinvestissement des économies réalisées dans des projets de territoire ou encore le développement des partenariats localisés (avec les collectivités, les organismes techniques, les établissements scolaires, les populations… ).

Dès lors, leur responsabilité territoriale s’incarne non seulement dans l’amélioration de la valorisation des productions des associés et de celle de leurs revenus mais aussi dans le renforcement de leur accompagnement au changement pour répondre aux enjeux des transitions, au souci apporté au renouvellement des générations et à la prise en compte des besoins des habitants sur leurs territoires (dont l’approvisionnement des cantines, et autres formes de circuits de proximité).

C’est la raison pour laquelle l’enjeu véritable est celui de concilier taille critique et culture coopérative. L’équilibre des rapprochements se réalise sur la réussite d’une efficacité économique associée à une proximité territoriale et une gouvernance partagée. Autrement dit, il s’agit d’agrandir l’outil sans rétrécir le lien.

En conséquence, comment garantir que les coopératives en rapprochement, ou pas d’ailleurs, restent gouvernées « par et pour » les agriculteurs, et non selon une logique purement économique ? C’est l’enjeu du pacte coopératif qui remet au centre le sens du modèle coopératif, fondé sur la double qualité et l’intérêt collectif.

 

 


[1] La coopérative est une société constituée par plusieurs personnes volontairement réunies en vue de satisfaire à leurs besoins économiques ou sociaux par leur effort commun et la mise en place des moyens nécessaires. Loi n° 47-1775 du 10 septembre 1947portant statut de la coopération. Et Code Rural Article L521-1.