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Notes

Temps de lecture : 10 min

11/12/2015

Bien manger cela s’apprend et prend du temps !

NOTE D’ANALYSE– ALIMENTATION, CONSOMMATEURS, EDUCATION – THINK TANK

Résumé

Le think tank saf agr’iDées souligne dans cette nouvelle Note d’analyse issue du Groupe de travail 2015 “Se Nourrir cela s’apprend !”  que pour sensibiliser la population au « bien manger », il convient d’agir sur le long terme, en misant sur la transmission et la prise de conscience du goût et de la valeur des aliments. Une réappropriation de notre culture alimentaire qui passe aussi par le temps et le langage…

***

Il est midi, un lundi, quelque part en France, en 2015. Des étudiants avalent leurs « sandwich-frites » sur le banc d’un parc, un enfant de 10 ans fait son seul « vrai » repas équilibré de la journée à la cantine de son école, une employée de bureau dévore un peu trop vite sa salade complète devant son ordinateur et ses dossiers…Le soir, certains se contenteront d’un paquet de biscuits en guise de dîner tout en révisant leurs partiels, l’enfant grignotera peut-être seul sur un coin de table devant la télévision en attendant le retour tardif de ses parents, tandis que notre employée de bureau au contraire, aura plaisir à réchauffer pour sa famille réunie à table, et déconnectée des autres occupations du jour, « son » gratin du dimanche en l’accompagnant d’une petite salade « maison » dont elle a le secret et qui va si bien avec du pain frais… 

« Dis‐moi comment tu manges, je te dirai qui tu es »… Peut‐être devrions nous même dire « Dis‐moi quel temps tu consacres à ton repas, je te dirai où tu te situes dans le réel… ».

Car ce temps précieux où l’individu prend rendez‐vous avec lui‐même et convoque ses référents alimentaires pour cuisiner et/ou se restaurer, ce moment de « bénédicité laïc » du repas, tend à se réduire comme peau de chagrin. Et cela dès le premier repas de la journée comme nous le rappelait tout récemment le « Collectif du Petit Déjeuner à la Française », s’appuyant sur la dernière enquête du CREDOC sur les Comportements et Consommations Alimentaires en France (CCAF 2013) et qui met en évidence une dégradation généralisée de la prise quotidienne du petit déjeuner en l’espace de dix années. Les adultes sont ainsi plus de 2 sur 10 à sauter le petit déjeuner au moins une fois par semaine, et 28 % des Français lui consacrent moins de 10 minutes. Près d’un enseignant sur deux a remarqué, selon une autre étude CREDOC, qu’un ou plusieurs de ses élèves arrivent le matin le ventre vide.

L’augmentation croissante de la population urbaine et active, la nouvelle composition et organisation des familles, mais aussi la dimension des logements et l’exiguïté des cuisines, la crise économique, le stress et l’augmentation des temps de trajets, la perte d’une certaine transmission culinaire (consommation quotidienne de pain, achats et conservation des aliments de base, respect de la saisonnalité des produits etc.), l’offre toujours plus inventive des industries agro‐alimentaires pour expédier les repas et les temps de préparations (« fast cook and fast food »)… Autant de facteurs sociologiques, culturels et économiques venant bouleverser en profondeur le régime alimentaire des Français, des enfants aux adultes.
L’immense succès des émissions culinaires à la télévision avec leurs fascinantes recettes élaborées à la gloire de notre Gastronomie et de nos grands chefs (et leur déclinaison en livre de recettes, magazines, modes et tendances « Food » etc.) cache ainsi un tout autre phénomène, celui d’une déstructuration des temps de repas, d’un appauvrissement de la qualité des menus, d’une perte de culture et de repères alimentaires. Comme si le fossé se creusait entre « ceux qui savent et peuvent » (cuisiner et donc bien manger) et les autres. Comme si notre rapport aux « Nourritures » était à revoir et à ré‐enchanter, comme le souligne la philosophe Corine Pelluchon. « S’alimenter est la forme de consommation la plus intime. Manger un aliment, c’est incorporer tout ou partie de ses propriétés, biologiquement, socialement et symboliquement » relève pour sa part le Conseil National de l’Alimentation (CNA ‐ « Communication et alimentation : les conditions de la confiance », avis n°73, décembre 2014).

Le think tank saf agr’iDées a ainsi voulu saisir ce phénomène et surtout souligner que pour sensibiliser la population au « bien manger » il convient d’agir sur le long terme et par la pédagogie tournée vers le bénéfice, recréant l’envie et la ré‐appropriation, au‐delà des actions de communication des différents acteurs souvent culpabilisantes et superficielles.

Les consommateurs du 21ème siècle que nous sommes, à la fois surinformés et désorientés, souvent paradoxaux dans nos choix alimentaires se retrouvent en effet par la même quête de bon sens et de plaisir, à condition bien‐sûr de pouvoir y accéder…

Ce que « bien‐manger » signifie pour les Français

Une étude du consommateur réalisée par le CREDOC en 2013 auprès de 3000 personnes publication mai 2015) a amené deux constats intéressants. D’une part, le “bien‐manger” évoque prioritairement pour les personnes interrogées : l’équilibre alimentaire (25% des réponses), la citation d’un plat de référence (21%), et la convivialité (20%). Le « faire soi‐même », avec 15%, apparaît également, tandis que la satiété (11%) et surtout le discours nutritionnel restent des notions à faible résonnance.
D’autre part, la “représentation” que se font les Français de leur mode alimentaire se concrétise par quatre évocations particulièrement ancrées :

  • le rite des trois repas par jour, bien structurés,
  • la convivialité d’une prise alimentaire à plusieurs autour d’une table, et qui dure (le besoin d’une pause)
  • l’accord de l’alimentation avec le respect de la “mère nature”, génératrice de saveurs puisées en fonction des saisons et des ressources locales
  • l’envie de se faire plaisir et de faire plaisir, sentiment particulièrement prégnant associant intimement la sensation de bien‐être à la fois physique et mentale à la force et l’estime de soi individuelle ou collective procurées (facteur confiance).

Indéniablement, le « bien manger » est le plus grand gisement, vivant et sans cesse enrichi, de patrimoine immatériel d’un pays comme la France. Or, et l’étude du CREDOC le prouve encore, “l’éveil” à la culture alimentaire et au « bien manger » des citoyens ne peut se résumer à une simple « information santé », voire à une injonction comportementale dictée d’en haut et intrusive, cette dernière pouvant même se révéler contre‐productive ! Les campagnes de type «5 fruits et légumes par jour » lancées à grands renforts de publicité peuvent ainsi s’avérer inefficaces vers leurs cibles prioritaires ! Selon le baromètre santé des jeunes, publié par l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes), la fréquence de consommation de fruits et légumes est ainsi de nos jours particulièrement faible chez cette population. Lors de la dernière enquête en 2008, seuls 6% des 12‐30 ans déclaraient consommer au moins cinq fruits et légumes par jour, la recommandation officielle, contre 8% des 31‐45 ans, 15% des 45‐60 ans et 24% des 61‐74 ans. « Mangez moins gras et bougez plus » : autant de campagnes et de bonnes intentions à mettre en parallèle avec la réalité. En juin, une étude réalisée par la mutuelle Smerep signalait ainsi que 65% des étudiants sautaient régulièrement un repas, et qu’un sur cinq ne disposait que de 3 euros ou moins pour déjeuner (5,80€ en moyenne). (Source : « Alimentation : quand les étudiants se mettent aux légumes », article du Huffington Post du 18/09/2015).
Comment dès lors permettre aux consommateurs‐citoyens, aux jeunes, d’aller vers un rapport plus apaisé et plus « inspiré » à l’alimentation, au regard de leur environnement économique, culturel, familial ? Il nous a semblé que deux leviers axés sur la transmission (et donc la pédagogie) et le plaisir (plaisir de faire et de partager) pouvaient être activés. En faisant par exemple remonter les plaisirs d’enfance souvent procurés par des tiers (famille, amis) et en redonnant conscience que patrimoine culinaire appartient à chacun.

La prise de conscience de la dimension culturelle de l’alimentation, tout comme la sensibilité à l’art, au‐delà du raisonnement, fait en effet appel à l’émotion, à la sensibilité, à l’imagination…et la personnalité de chacun ! Dans cet esprit, tout souvenir culinaire, même modeste, voire enfoui dans l’oubli (60% des gens ont une imprégnation culturelle alimentaire mais n’en ont pas conscience) peut « réveiller » et déclencher des éléments de « conscientisation » dans le rapport à la nourriture, de réappropriation et aussi d’intégration à la collectivité. Tous ensemble enrichissons et faisons vivre ce patrimoine.

En synthèse, l’impression de bénéfice émotionnel ressenti devant un plat acheté ou surtout confectionné par soi‐même, consommé et/ou surtout offert en partage à d’autres, au‐delà de la seule sensation organoleptique, procure un fort sentiment de valorisation, d’estime de soi et de considération par rapport aux autres qui constitue un véritable déclencheur d’intérêt pour la culture alimentaire et l’envie d’essayer une recette ou de personnaliser un plat.


Tout souvenir culinaire, même modeste,

voire enfoui dans l’oubli peut « réveiller »
et déclencher des éléments de
« conscientisation » dans le rapport à la
nourriture…

 

Manger est un dire

Mais cela ne saurait suffire. La prise de conscience de ce que l’on mange doit passer aussi par l’apprentissage d’un questionnement naturel et intérieur, nécessaire à l’appréciation d’un plat avant même sa consommation :

  • quels produits, quels ingrédients entrent dans la composition de mon assiette ?
  • d’où viennent‐ils? Comment ont‐ils été cultivés, élevés ? Par qui ?
  • comment les a‐t‐on cuisinés? Qui les a confectionnés ?
  • pourquoi et comment les a‐t‐on associés ?
  • pourquoi et comment les a‐t‐on servis ainsi ?

Souvent la première erreur que l’on commet, et ceci quel que soit le public visé, est de vouloir donner des conseils en alimentation, voire des ordres. Or manger, c’est prendre du temps, du temps pour se nourrir si possible en se faisant plaisir et du bien. Le temps passé à préparer ou à prendre un repas est un temps qui doit être qualifié et revalorisé, un temps éminemment culturel.

“La vie commence avec le corps : nous vivons de l’air, de l’eau et de l’alimentation” rappelle Corine Pelluchon. “Et parce que nous sommes humains, nos sensations, comme la faim “célèbrent” notre être avec les choses et notre être au monde. Ainsi, tous nos sens collaborent à cette relation avec le monde qui nous entoure : odeurs, couleurs, saveurs… »

A contre‐courant avec les messages et habitudes prises et encouragées depuis les années 70, expédiant le temps des repas, voire reléguant cette « activité » à la dernière position comme dans bon nombre de pays anglo‐saxons, un énorme travail de pédagogie et de stimulation doit être réalisé pour aider chacun à faire le constat, par soi‐même, que choisir, préparer, agrémenter, cuisiner, déguster n’est pas du temps perdu. Que c’est au contraire générateur d’un savoir profitable. Que c’est un moment dédié à la sensorialité, à la créativité personnelle, par des gestes simples comme le fait de décider d’accommoder des petits pois en boîte avec des oignons, de la muscade et une sauce au beurre ou de faire la recette de son propre gâteau marbré par exemple ! Un moment à soi, mais en communion avec les autres (y compris ceux qui ont fait le pain, élevé cet animal, cultivé ces fruits que je consomme). D’où la notion de « bénédicité laïc » des repas à réhabiliter. Seul ou assis à table avec d’autres commensaux je me définis en mangeant en tant qu’être humain dans cette communion universelle. Le repas familial quel que soit d’ailleurs le pays et la culture d’origine, n’est‐il pas le moment où tout le monde, toutes générations confondues est réuni, là, présent, en bonne santé (rappelons d’ailleurs que le premier critère de bonne santé est l’appétit). Depuis la nuit des temps, cet « être ensemble » est célébré au moment des prises de repas.

Leçon de choses en mode 21ème siècle

Manger relève de la temporalité. Puisque notre Note d’analyse décide de s’attarder sur le temps, rappelons les trois temps de l’alimentation :

  • celui de la cuisine
  • de la consommation
  • de l’assimilation des aliments consommés

Ces trois principes sont d’ailleurs observés scrupuleusement par les sportifs de haut niveau, qui savent combien leur corps et ses performances dépendent de tout un processus de métabolisation.

En plus des petits déjeuners complets offerts le temps d’une opération flash aux plus démunis, ne doit‐on pas aussi offrir des minutes ( !) et du langage ? En expliquant aux enfants en quoi la nourriture m’inscrit dans le monde dans mon temps et mon époque, au rythme des saisons. Le saviez‐vous ? Une pomme met plusieurs semaines à mûrir, le chocolat est issu des fèves du cacaotier, un morceau de steak provient d’un animal élevé à tel endroit, abattu et travaillé par ceux dont c’est le métier. Toute nourriture qui a du sens est liée à un process, un cycle. Toute nourriture se raconte. Mais l’est‐elle encore, racontée, dans les classes de nos enfants ou lors des repas pris en famille ?
Un tel type de transmission ne peut se faire qu’avec l’implication et l’envie du corps enseignant. Aux acteurs concernés (syndicats d’enseignants, associations, fédérations professionnelles…) de discuter entre eux et d’organiser l’orchestration de cette « mise en éveil » culinaire. Peut‐être en se rapprochant pour ces démarches philosophes, écrivains, artistes, sportifs encore trop rarement associés à ce type de débats.
«Qui a dit que la Génération Y n’aimait pas la #cuisine ? » questionne Camille Klein dans un récent article publié en ligne : « Pour autant, et alors même que ces constats sont fondés, Internet représente un véritable allié ! Face à toutes ces prévisions pessimistes et angoissées, les faits montrent au contraire que la Génération Y est loin d’avoir abandonné son tablier. Blogs, communautés, forums et partage de photos, depuis plusieurs années s’est constituée une foodosphère hyper‐active qui devrait redonner de l’espoir aux plus alarmistes ! » constate l’auteur, elle‐même étudiante et passionnée de cuisine. Des jeunes consommateurs ultra‐connectés, curieux, informés, mais finalement pas si déconnectés du réel, sensibles à leur approvisionnement et aux arguments antigaspi.

Chèque bien‐manger

Bon nombre de ménages Français n’ont pas la possibilité d’accéder aujourd’hui à des produits de qualité (labellisés, renommés, à forte identité de terroir ou de régions…) et considérés comme un « luxe », car représentant une dépense inaccessible pour ces foyers et donc non prioritaires. Car au-delà des freins culturels, le frein financier constitue aussi un obstacle à l’accès et à la découverte de produits de qualité. Et parce que la culture alimentaire doit être activée, réveillée, valorisée, il faut imaginer des initiatives simples pour faire découvrir et apprécier la qualité des « nourritures ». Sur la base de tous ces questionnements et rappels, saf agr’iDées propose ainsi de lancer l’idée du « chèque Bien manger ». Les commerçants en accord avec les acteurs agro‐alimentaires concernés s’engageraient à sticker une liste de produits pré‐sélectionnés considérés « de luxe. Les entreprises seraient encouragées à distribuer à leurs employés ces « chèques pas comme les autres » (qui rappellent les « chèques vacances » ou les « chèques culture ») valables sur les produits identifiés, destinés à réconcilier une partie de la population avec le goût et les produits trop souvent assimilés « luxe ».

Nos propositions

Plutôt que laisser chacun plaider pour sa cause, séparément, sur divers supports, l’ensemble des acteurs de la société concernés (organisations professionnelles, syndicales monde politique, universitaire etc.) devraient décider ensemble d’un vrai plan ambitieux à destination de l’ensemble des catégories sociales concernées.
D’abord en identifiant ce que « bien manger » veut dire…et en imaginant, avec les consommateurs, les nouveaux outils de communication et d’information, pour activer les leviers d’une culture alimentaire si précieuse et si personnelle…Pour reprendre encore l’avis n°73 du CNA, il est temps en effet de « contribuer à pacifier le rapport des Français à leur alimentation pour le bénéfice de tous les acteurs et tout particulièrement des consommateurs ».  Réinvestir sur le long terme via des actions qui reconnectent les Français à leur patrimoine alimentaire non seulement permettra d’affirmer les valeurs de la gastronomie à la française mais en plus aura de effets préventifs l’état de santé de l’ensemble de nos concitoyens.

“Pour bien cuisiner il faut de bons ingrédients, un palais, du coeur et des amis.”
(Pierre Perret)

Cette note est issue des réflexions et travaux du Groupe de travail saf agr’iDées « Se nourrir cela s’apprend » réuni courant 2015.